Histoire

__–Huyên Vy appartenait à un clan d’isards ophidiens, comportant une petite douzaine de familles. Semi-nomades, ils vivaient entre la jungle et la mangrove. Vivant bien entendu en harmonie avec la faune et la flore locale, ils se préoccupaient autant de la santé de cet écosystème infiniment riche que des passages périodiques d’humains, le long de la route du nord. Leurs villages de huttes juchées au sommet des plus grands arbres étaient placés à des endroits stratégiques : routes de migration d’animaux, embouchures de fleuves, poste de surveillance du transit de caravanes et d’embarcations.
__–Comportant une part importante de carnivores et étant du reste très portés sur le combat de guérilla, ce clan étaient en liaisons régulières avec le délégué de la Défense d’Isaria. Les attaques sur les expéditions humaines et autres voyageurs assez téméraires pour passer par la route du sud étaient fréquentes. Le passage du fleuve notamment – là où il y a un point d’exclamation sur la carte des trajets – était un lieu privilégié d’embuscades. Nageurs expérimentés comme de nombreux reptiles le sont, les Kon Kien opéraient régulièrement des assauts amphibies sur les expéditions qui tentaient de le traverser en radeaux.
__–Huyên Vy était dans ce clan une jeune prometteuse, entraînée comme tous les autres de son âge certes au combat forestier, mais aussi et surtout à reconnaître et utiliser les divers dons de l’environnement. Le poison dont on enduit les flèches, les fruits comestibles, les racines qui, tissées en collier éloignent les moustiques, les onguents médicinaux, les traces laissées sur les feuilles, les tiges, les mousses et la boue par des proies. Lors de sa sortie rituelle de l’enfance, elle fabriqua les outils traditionnels des adultes de sa tribu : la sarbacane, tirant des petites billes d’argile sèche pour chasser les petits animaux, le panier pour récolter fruits, baies et plantes diverses, l’arc court aux flèches enduites de toxines et le couteau, taillé dans un os.
__–Ils lui furent utiles bien plus tôt que prévus. Lors de leur séjour aux abords du fleuve que traversaient parfois les humains, la tribu fut attaquée pendant la nuit par une expédition d’esclavagistes puissamment armés et bien entraînés. Les isards durent fuir leur village en flammes dans la précipitation. Nombreux furent ceux qui essaimèrent dans la jungle, se perdirent dans ces feuillages touffus pour échapper à leurs assaillants. Mais Huyên Vy et nombre de ses proches, dont ses parents, furent poursuivis et acculés jusque dans une grotte. Là, ils se réfugièrent et se préparèrent à un dernier carré. La mort glorieuse l’arc et le poignard à la main promettait toutefois de leur être refusée ; les esclavagistes entreprenant d’enfumer leur refuge pour les faire sortir, où les attendaient filets et fusils hypodermiques.
__–Alors, les parents se tournèrent vers les plus jeunes qui les accompagnaient et leur tinrent ce discours. Les habitants de la jungle étaient finis : tués, capturés ou dispersés. Mais ce ne devait qu’être la perte d’une seule bataille, pas de la guerre éternelle livrée contre l’humanité. Il fallait prendre sa revanche et pour cela, il ne fallait plus mourir, comme certains aveuglés par leur honneur l’avaient suggéré plus tôt, mais au contraire survivre. Accepter les chaînes, les colliers, les fouets et les cages, la déportation et la servitude. Mais au fond de ses entrailles, rester un guerrier à l’esprit indomptable. Si les humains étaient assez sots pour emmener des isards tels qu'eux jusque dans leur ville, il fallait en tirer profit. S’accrocher à cette pensée, à cette mission : celle d’infiltrer leur société corruptrice de l’intérieur, de s’y faire passer pour docile, devenir invisible, des meubles, des ornements, qu’on ne remarque même plus. Et au moment propice, fuir. Aller à Isaria, des informations volées plein la tête et les lèvres maculées du sang de leurs chefs assassinés.
__–Il est plus que douteux que beaucoup des survivants, adultes d’âge mûr comme jeunes, allaient avoir la force mentale pour résister plus de quelques heures, jours au mieux, à la brutalité de l’asservissement édennien. Déracinés, ballottés pendant des jours de voyage, humiliés, battus et mal nourris, peu allaient même pouvoir survivre à l’anabase jusqu’à Nouvelle-Éden. Et sur place, ces conditions ne risquaient pas de s’améliorer de quelque manière que ce soit.
__–Sauf, évidemment car sinon il n’y aurait pas d’histoire, dans le cas d’Huyên Vy. Lors de son voyage en chariot, enfermée dans une cage où elle ne pouvait pas tenir debout, rencontrant pour la première fois de sa vie le froid sec et venteux des contrées orientales, la faim, les violences physiques et surtout l’enfermement derrière un cruel métal, elle fit de son mieux pour avoir une attitude aussi différente que possible de celle de ses congénères. Là où ceux-ci se morfondaient, finissaient prostrés, blessés, gangrenés, refusant de se nourrir, tombant malade, ployant sous les coups ou s’épuisant en derniers sursauts d’agressivité, Huyên Vy resta docile, calme, fit tout pour se présenter sous un jour aussi peu agressif et menaçant que possible.

__–On prit sa duplicité pour de la servilité ; la sournoise pour une ingénue. Ces qualités recherchées chez des esclaves qu’elle s’était empressée de simuler firent monter sa valeur marchande. Cela couplée à son statut d’hybride rare, elle fut destinée à être vendue comme un bien de prestige. Pendant une vingtaine de jours, son éducation fut assurée par une institution de luxe. Un temps remarquablement court, mais Huyên Vy se pliait avec un certain plaisir – qu'on devine profondément mesquin – à tous les ordres qu'on lui donnait. Ce temps d'adaptation aux mœurs urbaines achevé, elle fut envoyée à une vente aux enchères huppée.